Au bureau n°1.

Bonjour à toutes et à tous.

Je suis toute la journée, sauf en ce court moment de répit, assesseur dans mon bureau de vote, le n°1, Hôtel de Ville. C'est le centre névralgique de l'élection, tous les résultats remontent là. C'est aussi le bureau le plus à droite de la ville, et sociologiquement ça se voit. Bourgeois halés, bourgeoises parfumées, augmentation de la fréquentation à l'heure de la sortie de messe, on y rencontre des personnages venus tout droit d'un film de Luis Bunuel. Le président du bureau est Maître Vignon, l'avocat, qui ressemble un peu à Don Alexandro de La Vega. Mais Zorro, c'est pas moi !

A l'ouverture, un seul électeur est présent, toujours le même, une dame qui depuis des années, peut-être depuis qu'elle est en âge de voter, met un point d'honneur à entrer la première dans le bureau de vote. Pourquoi ? Mystère ! Un défi, un pari, une promesse, une lubie, allez savoir ... Je m'installe à la table des bulletins de vote. Je suis donc le premier avec lequel l'électeur a affaire, à qui il doit montrer ses papiers. C'est intéressant pour observer les réactions.

Devant les treize paquets de bulletins, beaucoup sont désemparés. Ils ne savent trop lesquels prendre, ils recherchent certains qu'ils ne trouvent pas, ils en trouvent dont ils ne voient pas tout de suite de quoi il s'agit. Le bulletin UMP en particulier (mais c'est aussi un bureau où il est très recherché !) est mal repéré. Une dame me demande où est le bulletin Pascale Gruny !

Être assesseur, c'est un métier ! Et les journées d'entraînement sont peu fréquentes, ce qui complique l'exercice. Il faut veiller à tout. Le problème principal, c'est la précipitation : les citoyens veulent aller plus vite que la machine républicaine, ils s'empressent à prendre les bulletins alors qu'ils n'ont pas encore décliné leur identité, ils se dirigent vers l'urne en oubliant parfois le passage réglementaire par l'isoloir, ils parlent et oublient leurs papiers, ils votent sans signer ou signent sans voter, etc. Pire que des enfants !

Veiller et contrôler, voilà le métier d'assesseur : pas mal d'électeurs n'ont pas leur carte électorale ou en ont une ancienne. Il faut donc vérifier dans la liste électorale, tout en gardant un oeil sur leurs faits et gestes. Il y a des électeurs très attentionnés qui ont préparé chez eux leur bulletin de vote. Une dame cherche sa carte d'électeur dans son portefeuille, d'où l'on voit très clairement surgir sa carte UMP. Un monsieur me tend sa carte ... prud'homale. Je lui fais remarquer que ce n'est pas le même scrutin. Une dame me montre une carte d'électeur à moitié déchirée, elle me dit que c'est son chien qui l'a mangée ! Je m'enquiers du problème auprès du président du bureau, elle est vexée.

La susceptibilité est la passion humaine la mieux partagée. Les gens prennent la mouche ou font la moue pour un rien. L'amour propre les emporte très vite. Certains habitués, des têtes connus n'apprécient pas qu'on demande leur identité, comme s'il allait de soi qu'on les laisse voter sans les contrôler. On dirait que leur ego est en jeu. Je ne leur cède pas. Le citoyen n'est pas un copain, chacun doit se soumettre à la loi commune.

La dame est avec le chien qui a déchiré sa carte. Il batifole dans le bureau de vote, va renifler les jambes qui dépassent de l'isoloir, il dérange par ses sauts spectaculaires. Quel sans-gêne ! Sa maîtresse sourit, elle ne se rend même pas compte de ce qui se passe, de la perturbation occasionnée. Personne n'ose s'en prendre à "nos amis les bêtes". Elles ne votent pas encore, mais leurs maîtres si !

A l'entrée du bureau de vote, dans le service administratif de la mairie, un inélégant sac à poubelle recouvre la machine qui donne les tickets de passage au guichet. On a sans doute voulu dissuader les électeurs de s'en servir. Là aussi, il faut veiller à tout, anticiper et dissuader les grosses ou les petites conneries.

Un seul délégué de liste est passé ce matin, celui du MoDem, qu'on voit arriver de très loin puisqu'il est vêtu en orange. En début de matinée, la Municipalité a offert les croissants et le patron du café Le Carillon est venu en voisin nous apporter sur un plateau des tasses de café. Sympa le gars.

Dès 8h00, un cameraman est à mes côtés. C'est pour Xavier Bertrand. On lui a dit qu'il passerait vers 8h30. Il est passé après 10h30. Quand je l'ai vu approcher, je n'ai pas pu m'empêcher de penser qu'il allait se passer quelque chose. Quand cet homme approche qui que ce soit, il se passe souvent quelque chose. Ça n'a pas raté. Je lui ai demandé, comme à n'importe quel citoyen, ses papiers. Il n'avait pas sa carte d'électeur. Pas grave, quelqu'un d'aussi occupé que lui ne peut pas penser à tout. J'ai vérifié sa carte d'identité, pas de problème, et lui ai rappelé, comme l'exige le règlement, de prendre au moins deux listes différentes, pour préserver le secret du vote.

C'est là où ce que j'attendais est arrivé : il m'a fait remarquer qu'avec un seul bulletin, le secret du vote était préservé puisqu'on pouvait fort bien s'abstenir sans qu'on le sache. C'est évidemment vrai, mais il a été le seul à me faire cette remarque, parce que c'est un homme qui a besoin de faire des remarques. J'ai laissé pisser le mérinos, comme on dit par chez moi, disant simplement que le règlement était le règlement. J'aurais pu ajouter, si j'avais eu du temps à perdre, que les deux bulletins obligatoires ont une portée symbolique, que devrait comprendre, sans qu'on lui explique, le maçon qu'il est. C'est fou ce qu'une rencontre avec Xavier Bertrand peut être passionnante et instructive !

Quand il s'est éloigné, et tout le temps qu'il est resté dans le bureau de vote, je l'ai observé. Avez-vous remarqué ? Son corps bouge sans arrêt, comme Sarkozy, en un peu plus discret. Je le sens incapable de rester immobile. Ça doit être pour lui le pire des supplices. Encore une chose en lui que je n'aime pas ! Ce qui me séduisait chez Mitterrand, c'était son côté hiératique : il ressemblait à une statue, on le surnommait parfois le Sphinx. Bertrand, c'est tout le contraire, il ne tient pas en place, il essaie de calmer sa bougeotte par de très larges sourires. Et quand il rencontre quelqu'un, il parle, il parle, il parle. Sauf avec moi, où il se contente de faire de courtes remarques. Ouf, j'ai au moins échappé à ça !

Mais j'écris, j'écris, j'écris et je me rends compte qu'il commence à se faire tard. Dans un peu plus d'une heure, le scrutin sera clos et ce sera le dépouillement. De retour, j'attendrai vos réactions sur les résultats.


Bonne fin d'après-midi.