L'Aisne avec DSK

15 septembre 2009

Questions sur des suicides.

Bonsoir à toutes et à tous.

Est-il permis, dans l'actuelle société, d'avouer qu'on ne comprend pas un évènement ? C'est très difficile, tellement nous sommes pressés de toute part de tout expliquer. Et s'il y avait des phénomènes inexplicables ? L'évènement que j'ai à l'esprit est tragique, ce sont les 23 tentatives de suicide à France-Télécom ces derniers mois. Dans un récent billet ("Se faire entendre"), j'avais parlé, comme un peu tout le monde, de "détresse sociale". Hier, un nouveau cas s'est présenté, j'ai trouvé cette macabre série stupéfiante, j'y ai à nouveau réfléchi, au fond de moi je ne comprends pas ce qui se passe à France-Télécom.

On nous dit que le management serait responsable, augmentant le stress des salariés. Je ne suis pas convaincu. Le management est une technique d'entreprise qui existe depuis longtemps. Elle s'est généralisée en France dans les années 80. On en pense ce qu'on veut, on n'a pas remarqué qu'elle favorisait, ailleurs qu'à France-Télécom, des suicides aussi importants. Prenez la Poste : ses méthodes de travail ont beaucoup plus changé qu'à France-Télécom, on n'a pas vu de suicides de facteurs ou de guichetiers.

De plus, France-Télécom n'est pas réputée pour être un enfer social. C'est une entreprise moderne, qui a plutôt une bonne image. Nombre de ses salariés sont encore des fonctionnaires et l'Etat demeure largement actionnaire, les syndicats présents. Rien à voir avec certaines boîtes privées où l'exploitation est féroce, les cadences infernales, le flicage systématique, les organisations syndicales inexistantes (sans d'ailleurs que les ouvriers, employés ou cadres mettent fin à leur jour).

France-Télécom, par comparaison avec beaucoup d'autres entreprises, demeure un univers de travail relativement protégé. Hier sur RTL, le journaliste américain Ted Stranger a fait remarquer, avec la distance qui donne de la pertinence, que bien des salariés français rêveraient de travailler à France-Télécom. Et pourtant on y meurt ...

Je ne crois pas à la thèse répandue de la "désespérance sociale". Pour qui connaît un peu l'histoire de ce qu'on appelle traditionnellement le "mouvement ouvrier" (plus généralement le monde du salariat), on constate que celui-ci, avant d'adopter la grève, la manifestation et le vote, a fait usage du sabotage, de l'attentat, de la violence et même du crime (dans certains groupes anarchistes). Mais jamais le suicide n'a été un geste de protestation sociale, du moins en France.

Faut-il pour autant se replier sur l'explication purement psychologique (des situations personnellement difficiles nourrissant une malheureuse et hasardeuse loi des séries) ? Non, ce n'est pas rationnel. Certes, il y a 100 000 salariés à France-Télécom et seulement 23 victimes. Mais la statistique, aussi faible soit-elle, est révélatrice de quelque chose de dramatiquement anormal.

Ce que je retiens et qui surprend, c'est autant la volonté de se suicider que la façon de le faire, souvent spectaculaire (alors que le suicide peut être hélas banal, à domicile) : là, il y a défenestration ou coup de poignard dans le coeur pendant une réunion. Tout suicide est violent, mais ici il y a mise en scène particulièrement impressionnante et terrible de la violence. Pourquoi ?

Veulent-ils, par désespoir, "se faire entendre", comme je l'ai pensé au début ? Mais n'y a-t-il pas bien d'autres moyens de se faire entendre, tout aussi spectaculaires ? Et puis, un mort est rarement quelqu'un qu'on puisse entendre. L'explication ne colle pas. Se suicider n'est pas un acte banal, c'est une transgression, une forme de nihilisme, un geste irrémédiable, irréparable, ce n'est pas une façon de revendiquer.

Serait-ce alors un signe qu'on envoie ? Mais où est le signe quand il y a mort réelle ou qui pouvait l'être si la tentative avait réussi ? Le suicide comme appel est le fait d'adolescents, de dépressifs ou de victimes de l'amour-passion, quand on a quelque chose à signaler à quelqu'un de bien précis. Pas quand on est salarié et qu'on vise une abstraite hiérarchie pour des problèmes de travail, aussi douloureux soient-ils.

Cette absence d'explications crédibles (sauf si vous m'en proposez une) est particulièrement inquiétante, comme si notre société cachait une dimension irrationnelle, des tendances pathogènes, des formes de folie. Longtemps, la gauche savait contre quoi elle luttait : un système d'exploitation clairement visible, un patronat avide de profit. Mais aujourd'hui ? J'avoue donc mon trouble et mon impuissance.

Je termine en m'indignant des propos particulièrement dégueulasses de Laurence Parisot, la patronne du Medef, qui en a profité pour accuser les 35 heures et dire qu'aux Etats-Unis l'organisation du travail était bien meilleure pour les salariés. Dégueulasse, je ne vois pas d'autre mot à employer.


Bonne soirée.

10 Comments:

  • http://www.humanite.fr/Malades-du-travail-chez-France-Telecom

    Malades du travail chez France Télécom

    By Anonymous Anonyme, at 8:08 PM  

  • Vous pouvez résumer brièvement ?

    By Blogger Emmanuel Mousset, at 9:24 PM  

  • tu peux aussi changer de lecture...abonne toi à l'huma.
    stop aux libéraux de tous bords !

    By Anonymous mon chien s'appelle tache, at 9:50 PM  

  • S'il faut que je m'abonne à tous les journaux et magazines intéressants, je ne vais pas m'en sortir ...

    By Blogger Emmanuel Mousset, at 7:49 AM  

  • " je ne comprends pas ce qui se passe à France-Télécom."

    C'est pourtant simple, quand vos supérieurs hiérarchiques font tout pour vous rendre la vie impossible: harcèlement moral, pression sur les objectifs ou les compétences, menaces de licenciement (et toute la déchéance sociale qui va avec), la notion de compétition dans les entreprises etc... etc... font que certain(e)s salarié(e)s craquent: dépression et tout ce qui s'ensuit: le suicide alors devient probable en fin de course.

    On n'a jamais vu l'oppression patronale se déchaîner autant et avec tant de virulence!

    Tant qu'il n'y aura pas de lois contraignantes pour les patrons (le harcèlement moral est rarement constatable légalement) cela contuinuera.

    Quand on vous dit que le capitalisme mène au pire...

    By Anonymous Anonyme, at 11:04 AM  

  • Ajourd'hui, on se bat à gauche pour le bien-être pour tous et l'augmentation de l'autonomie pour chacun.

    Quand on est coincé à France Télécom, et que l'on a une famille à faire vivre, une maison à payer et des gamins à élever, et que la pression se fait de plus en plus fort, on finit avec le stress par craquer. Et à la fin on perd les pédales, et quand on constate qu'au final on vit une vie de merde, on ne voit que le suicide comme porte de sortie quand on est dans un état dépressif.

    Si par contre on sait que l'on dispose d'un salaire citoyen pour se retourner, changer de métier, de travail, de lieu, et que l'on n'est alors pas obligé d'accepter la pression sociale que fait régner l'entreprise sur ses salariés, on dit " Non merci, je me tire d'ici, la mutation que vous me proposez, vous vous la collez au cul. "

    By Blogger jpbb, at 11:13 AM  

  • A l'anonyme de 11.04 :

    On n'a jamais vu l'oppression patronale se déchaîner autant ? Non, relisez Zola et vos livres d'histoire. Ayez un peu la mémoire de la classe ouvrière pour éviter de dire de grosses bêtises ! Des petits chefs, des contraintes horaires, des rythmes épuisants, il y en a déjà eu, et des pires. Ca ne conduisait pas au suicide. Si vous ne réfléchissez pas à ça, si vous répondez par des clichés tout préparés, vous passez à côté d'une vérité.

    By Blogger Emmanuel Mousset, at 11:45 AM  

  • A l'anonyme et à Jpbb :

    Vous faites l'hypothèse de la dépression pour expliquer ce qui se passe. Mais les 23 étaient-ils tous dépressifs ?

    By Blogger Emmanuel Mousset, at 11:48 AM  

  • On devient dépressif quand on se retrouve tout seul devant une situation ingérable. Du temps de Zola, il y avait encore des lieux de rencontre, tels que l'église, et des lieux de solidarité, le coron. Le lien familial n'était pas distendu, et on pouvait compter sur le voisinage.

    Dans une banlieue, on est seul, fondamentalement seul, et il faut faire avec.

    Retrouver des solidarités, de la parole partagée, de l'espoir, des moyens de survivre malgré le climat social, et un idéal partagé, voilà le but actuel.

    By Blogger jpbb, at 2:38 PM  

  • Déjà du temps de Zola, le déracinement ouvrier était puissant. C'était l'époque de l'exode rurale, les familles étaient arrachées aux campagnes et à leurs traditions séculaires. A côté, un technicien de France-Télécom est fort bien intégré à la société.

    By Blogger Emmanuel Mousset, at 7:20 PM  

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