La sale rumeur.

Bonjour à toutes et à tous.

Je déjeunais hier avec des amis. La conversation aborde inévitablement l'évènement de la semaine, la libération d'Ingrid Betancourt. Je fais part de ma satisfaction et de ma joie, j'explique que c'est une victoire des droits de l'homme, on m'approuve, mais, au fil de la discussion, j'entends des propos stupéfiants dans la bouche de gens pourtant raisonnables:

- Ingrid avait l'air bizarrement en forme pour une otage.
- Cette opération militaire qui s'est tellement bien passée, c'est étrange.
- Le tapage médiatique depuis des jours, ça suffit! Pendant ce temps-là, on ne parle pas du pouvoir d'achat qui baisse et du reste...
- On nous cache des choses, c'est sûr.

J'étais abasourdi, sans voix. Je n'ai d'ailleurs rien dit, rien répliqué. Ce n'est pourtant pas mon genre. Fatigue, faiblesse, petit lâcheté? Un peu de tout ça sûrement, hélas. Heureusement, un copain à moi a eu recours à l'humour pour désamorcer la bêtise ambiante: Vous êtes bien sûr que c'est Ingrid Betancourt qu'on a libérée? Après tout, certains prétendent qu'Elvis Presley est toujours vivant...

De retour chez moi, je n'en revenais toujours pas. J'ai fait le rapprochement avec les attentats du 11 septembre, quand une sale rumeur avait mis en doute la vérité de l'évènement. Quelque chose de similaire, un détestable négationnisme agite l'opinion à propos de la libération d'Ingrid. Et j'apprends, en cours d'après-midi, que la radio suisse véhicule la sale rumeur: tout ça serait bidon, l'opération était une mise en scène, Ingrid a été rachetée aux FARC. C'est évidemment dégueulasse. Je me pose la question: Comment cette rumeur peut-elle prendre dans l'opinion, comment peut-elle être relayée et gonflée par elle? Cette réaction vile et populacière, je lui attribue 5 causes profondes, sociologiques:

1- La haine des médias. C'est un élan populacier très ordinaire. Les médias, surtout télévisés, sont systématiquement suspectés, discrédités, diabolisés, sur le mode du "on nous cache tout, on nous dit rien". A quoi s'ajoute en toute logique l'accusation de manipulation, avec pour couronnement la théorie du complot. Dans la société du spectacle, on croit que tout est spectacle. L'homme sur la Lune a été tourné dans un studio de télévision, Ingrid Betancourt a été l'actrice involontaire d'un scénario hollywoodien.

2- La figure de la victime. Elle est devenue centrale dans notre société, et très prisée par l'opinion publique. La victime est auréolée d'un sentiment très en vogue, la compassion, l'empathie. Or Ingrid Betancourt ne correspond pas à ce portrait. C'est une battante, une héroïne, une femme politique, pas du tout une victime. Elle n'entre pas dans le cadre attendu par l'opinion publique. A travers la victime et son statut très ordinaire, chacun veut pouvoir s'identifier. Notre monde de faibles recherche des figures faibles pour se rassurer. Ingrid est une forte, un personnage exceptionnel, très peu peuvent se reconnaître en elle.

3- La contestation des schémas politiques traditionnels. Rien dans cet évènement ne correspond aux clichés que véhicule l'opinion publique:

- Les terroristes sont généralement représentés par des fanatiques islamistes détournant des avions. Les FARC sont une guérilla "marxiste".

- Le libérateur, c'est le président Uribe, un homme de droite, très conservateur, aidé par les Etats-Unis et des conseillers militaires israéliens. Pas vraiment l'image idyllique du libérateur d'otages!

- L'otage est une femme politique totalement atypique, ni de droite ni de gauche, écologiste, très croyante, priant longuement depuis sa libération et demandant à rencontrer le Pape. Comme figure progressiste, on fait mieux!

- La libération n'est pas le résultat d'un dialogue (ce qui serait rassurant, la démocratie prouvant la supériorité de ses méthodes) mais d'un coup de force, d'une opération militaire précédée d'un travail d'infiltration.

4- Le narcissisme contemporain flétri. Nos concitoyens des sociétés modernes sont préoccupés par des sujets "concrets", c'est-à-dire strictement individualistes. Dans la libération d'Ingrid Betancourt, rien ne renvoie, même de loin, aux intérêts et problèmes quotidiens des Français. D'où l'irritation de l'opinion publique devant un évènement qui, au fond, ne la concerne pas.

5- La vanité nationale contrariée. La passion hexagonale est l'une des plus répandue aujourd'hui. Toutes les identités se délitent, il faut bien se raccrocher à quelque chose, le cadre national est le seul et le dernier disponible. D'où la fureur anti-européenne. Or la vanité nationale a pris de mauvais coups ces derniers temps. La France s'est lamentablement plantée dans l'EuroFoot, et Domenech est resté à sa place, un vrai drame national! Et que nous arrive-t-il, par dessus le marché? Ingrid sauvée par Uribe, alors que notre Sarko national était prêt à foncer en pleine jungle pour aller la chercher. La France battue par l'Italie, passe encore, mais doublée par la Colombie, l'orgueil national peut difficilement le supporter.

Ces 5 causes se conjuguent pour produire la rumeur d'une libération qui ne serait pas aussi glorieuse qu'on le prétend. Il nous faut la combattre. Dans notre société contemporaine, la gauche doit inventer un nouvel aristocratisme, contre l'opinion populacière. C'est peut-être l'ultime façon d'être aujourd'hui révolutionnaire.


Bon après-midi.