Tati nous manque.

Le plus court chemin entre Saint-Amand et Saint-Quentin, et entre Saint-Quentin et Saint-Amand, passe nécessairement par Paris. D'une province l'autre, je plonge dans le monde urbain de la capitale. Jeudi, je me suis fait deux expos, je vous parle dans ce billet de la première, à la cinémathèque, près de Bercy, sur Jacques Tati. Formidable, je vous la recommande. Il faut bien sûr aimer l'univers du cinéaste, dans lequel nous sommes magiquement immergés, en évoluant parmi les lieux et les objets de ses films.

Du coup, parti du Berry, j'y suis revenu, puisque Jour de Fête a été tourné dans l'Indre, à Sainte-Sévère, que je connais bien. C'est le symbole de la France profonde en révolte gentille contre l'américanisation de la société d'après guerre (non loin, à Châteauroux, il y avait une base militaire américaine). Mine de rien, Tati est un contestataire, même s'il ne ressemble pas à un soixante-huitard. Playtime, Trafic et toute son oeuvre forment une critique de la société de consommation, au moment où celle-ci s'installe en France. Il y a même une forme de prophétisme chez lui.

Tout au long de l'exposition, une question a trotté dans ma tête : pourquoi après Tati n'y a-t-il pas eu un autre Tati, un nouveau Tati ? Car réfléchissez bien : son héritage n'a été reçu et poursuivi par aucun autre cinéaste, personne aujourd'hui ne se réclame de Jacques Tati, sa postérité est inexistante alors que son génie est incontestable. Pourtant, il y aurait de quoi se moquer de notre société et de ses tics, comme Tati a su le faire il y a 50 ans. Prenons quelques exemples du ridicule contemporain :

- Le portable à oreillette ou le kit mains libres : déjà, les expressions sont ridicules, et l'utilisation l'est encore plus. Nous avons tous croisé quelqu'un dans la rue, parlant tout seul, gesticulant parfois, ressemblant ainsi à un fou. On imagine alors facilement un moderne Monsieur Hulot.

- L'agenda électronique : dans une réunion, quand les gens qui se croient importants sortent leur agenda électronique, le titillent avec le petit crayon, mettent deux minutes à s'y retrouver tandis qu'il suffit de 15 secondes avec un agenda papier, il y a de quoi rigoler.

- L'internet, où circulent les rumeurs les plus stupides, les blagues les plus lamentables, les sites les plus idiots, les blogs les plus narcissiques et les plus inutiles.

Imaginez un peu ce que Tati aurait fait de ces machines à bronzer où l'on ressort poulet grillé, ou de ces 4x4 aussi obèses que laids ! Mais voilà, pas de Tati pour tourner en dérision ce qui fait tourner bien des têtes. Pourquoi ? J'ai ma réponse, mon hypothèse : nous vivons dans ce que l'écrivain Renaud Camus appelle "la dictature de la petite bourgeoisie", c'est à dire la classe dominante qui a absorbé toutes les autres. Les comportements, les pensées, les moeurs sont devenus petit-bourgeois et forment une culture hégémonique, totalisante, qui ne trouve dans notre société aucun point d'appui extérieur à elle pour la contester.

Dans les années 1950-1960, à la grande époque de Jacques Tati, il existait encore une classe ouvrière aux traditions vivaces, une France rurale résistant à l'embourgeoisement du monde (c'est le Berry profond dans Jour de Fête). Tout ça a disparu, a éclaté ou s'est marginalisé. Plus rien ne peut endiguer le pouvoir absolu de la petite bourgeoisie, pas même le cinéma humoristique (qui préfère se moquer du peuple, dans Le dîner de con ou Bienvenue chez les Ch'tis). C'est pourquoi Tati, ce fils d'aristocrate doué d'un bon sens paysan, nous manque. Aujourd'hui, pour contester la petite bourgeoisie, qu'est-ce qui nous reste ? Peut-être l'esprit populaire du Berry et de la Picardie ...


Bon après-midi.