L'Aisne avec DSK

12 octobre 2007

La passion Lip.

Bonjour à toutes et à tous.

Je passe rarement une soirée intelligente, sauf quand je suis plongé dans un livre. Heureusement d'ailleurs, car l'intelligence ne fait pas toute la vie. Cependant, je ne dédaigne pas ce genre de soirée. C'était hier soir, au cinéma de Saint-Quentin, la projection du documentaire de Christian Rouaud, "Les Lip, l'imagination au pouvoir", suivie d'un débat avec le réalisateur. Dans la salle, une quarante de personnes, une misère, quand on sait que des invitations gratuites avaient été envoyées. Une bonne partie de la gauche aurait dû se mobiliser, se replonger dans son histoire, discuter de son avenir. Non, personne, ou presque. Voilà notre problème à Saint-Quentin: la culture de gauche se réduit comme peau de chagrin, ne nous étonnons pas que son expression politique rencontre des difficultés.

Mais ne retenons que cette belle soirée passée entre nous. Rouaud est un homme passionnant parce qu'il a la passion de son sujet, la passion des Lip. Un documentaire est toujours un risque, ce genre est aride, des gens qui parlent devant une caméra, ce n'est pas ce que le cinéma réussit de mieux. Eh bien, allez voir ce docu sans crainte, c'est passionnant de bout en bout, parce qu'on assiste non pas à un reportage télévisé à la dimension du grand écran mais à un récit, à une épopée, riche en couleurs, en personnages, en évènements et en réflexions.

Lip tient une place très particulière dans l'histoire de la gauche, dont il est incontestablement l'un des mythes. Ce conflit social fait suite, en 1973, au mouvement de Mai 68 qui arrive alors en bout de course, cinq ans après les évènements (la même année, un conflit soixante-huitard démarre lui aussi, le Larzac). Ce qui est intéressant et inédit dans le mouvement des Lip, c'est que l'extrême gauche, le PCF, la CGT n'y jouent pas un rôle majeur. Les premiers rôles sont tenus par la CFDT, le PSU, les chrétiens de gauche et... le clergé catholique. Cette région du Jura est de tradition libertaire, et marquée par de fortes traditions communautaires (auxquelles contribue le christianisme). La classe ouvrière est formée aux techniques de l'horlogerie et élevée dans la fierté d'elle-même, de son savoir faire. Il n'empêche que la moitié des salariés de Lip sont des OS (Ouvriers Spécialisés) sans réelle qualification, travaillant à la chaîne.

Anar (Proudhon est né ici) et catho, artisan et prolo, le mouvement se caractérise par cette dualité, que je résumerai politiquement ainsi: réformiste ET révolutionnaire. Lip est passionnant et unique parce que c'est sans doute la seule épopée soixante-huitarde du réformisme, de ce qu'on appellera quelques années plus tard la "deuxième gauche". C'est pourquoi un social-démocrate doit s'arrêter tout particulièrement sur le sens de ce conflit. Sa nature réformiste est incontestable. Les Lip ne veulent pas changer la société, ils ne préparent pas la révolution, ils réagissent simplement à un plan de licenciements et demandent la réintégration et le respect. A la fin, ils chercheront un patron (!) qui puisse reprendre l'entreprise et la faire fonctionner. Nous sommes donc très loin d'une espérance révolutionnaire. La violence est peu présente dans leur militantisme. Charles Piaget, figure de proue du mouvement, est un pacifiste qui rejoint l'usine en vélo-solex.

Pourtant, ce réformisme est radical, populaire, utopiste. Tout commence avec le "vol" des montres, l'occupation de l'usine, son contrôle et sa remise en marche par les salariés qui produisent, vendent et se rémunèrent eux-mêmes! C'est la réalisation d'une utopie qui n'appartient alors qu'à la "deuxième gauche", l'autogestion, qui se démarque de la social-démocratie qui, elle, pratique la cogestion. Mais les deux familles ne sont pas si éloignées. A l'époque, le PCF refuse l'autogestion et lui préfère le "contrôle démocratique". Quant à l'extrême gauche, elle réclame le "pouvoir ouvrier", les traditionnels soviets. L'autogestion est légaliste. C'est dans le vide juridique qu'elle s'installe, poussée par les évènements.

Autre signe manifeste de réformisme: le débat sur les salaires. Certains demandent l'égalité, la majorité optera pour le respect de la hiérarchie des rémunérations, craignant le départ de nombreux salariés, à une époque où le chômage n'est pas encore une menace. Mais la question, révolutionnaire, aura été posée, même si la réponse est réformiste. Les Lip prouveront que des salariés peuvent, dans un temps relativement court et des circonstances exceptionnelles, se passer de patrons et de profits. Leur réformisme ira jusque là, ce qui n'est pas rien. Mais cette réalité n'aura été qu'une expérience, qui n'a pas essaimé à travers la France.

Les personnages de ce documentaire sont des êtres extraordinaires et en même temps très ordinaires, des militants comme on n'en fait plus, toute une génération qu'on a du mal à retrouver aujourd'hui, y compris dans les rangs de l'altermondialisme. Extraordinaire aussi le patron qui a repris Lip, qui se frotte les mains en parlant et qui pose en patron plus vrai que nature, affirmant que la lutte des classes, ça existe, qu'un patron ne sera jamais dans le camp des ouvriers. Pourtant, ce patron-là était progressiste, ouvert, et il va réintégrer les ouvriers licenciés (autre signe de réformisme: Piaget et ses camarades finissent par conclure un accord avec le patronat et l'Etat). A tel point que les Lip craindront un moment d'être dépassés par un patron plus à gauche qu'eux sur certains points (il ouvre les négociations aux femmes)!

Ami(e)s de gauche, allez voir "Les Lip, l'imagination au pouvoir", et nous en reparlerons.


Bon après-midi.

2 Comments:

  • Il était un peu déphasé le patron qui a repris l'usine qui fait faillite, car il n'a pas vu venir les montres à quartz tout simplement. Il aurait du voir cette évolution due à l'innovation technologique, Lip, l'imagination au pouvoir, encore fallait-il en avoir suffisamment. Donc n'accordons que peu de valeur à son jugement sur la lutte des classes et soyons indulgent, les patrons ringards, cela existe aussi...
    Un vrai patron est aimé de son personnel, car il s'arrange pour que tout se passe pour le mieux. Un vrai patron, doit être social-démocrate. Pour le film, c'est comme Chaplin et les temps modernes, ça date un peu.

    By Blogger jpbb, at 4:10 PM  

  • L'auteur du film explique que la faillite de Lip correspond au début de la financiarisation du capitalisme, la concentration sur les profits et non plus sur l'entreprise.

    By Blogger Emmanuel Mousset, at 6:09 PM  

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