L'Aisne avec DSK

13 juillet 2008

L'ordre des choses.

Quand je lis Philippe Val, j'ai l'impression de me lire. C'est une expérience rare. J'applaudis ainsi à son dernier éditorial de Charlie-Hebdo, où il parle une fois de plus de l'Europe avec une intelligence qui a déserté beaucoup de nos concitoyens. Car si vous voulez un festival de la connerie, écoutez parler autour de vous de l'Europe, vous ne serez pas déçus. Val remarque ce que presque personne n'a remarqué, lors du dernier entretien de Nicolas Sarkozy à propos de l'Europe, sur France 3. Le président a répété plusieurs fois: "Le social, c'est national. C'est au national de s'occuper du social." Xavier Bertrand, qui "parle bien" puisqu'il répète ce que dit le président, a redit lui aussi qu'il n'y avait rien à craindre pour notre législation sociale puisque l'Europe ne s'en mêlait pas.

Ainsi, mine de rien, Sarkozy et Bertrand ont été de parfaits anti-européens (ce qu'ils sont depuis bien longtemps l'un et l'autre). Comment en effet vouloir l'Europe, faire aimer l'Europe si on lui enlève toute dimension sociale, si on réserve ce dernier domaine, crucial pour la plupart des Français, au cadre national? On ne peut pas se proclamer européen et se réjouir que le social appartienne à la nation et échappe à l'Europe. Vous me direz peut-être: mais si c'est la réalité? Je vous répondrais que ce n'est pas tout à fait vrai, qu'il existe des directives européennes qui ont des objectifs sociaux. Par exemple, le 2 juillet, la Commission a présenté trois textes de cette nature: sur la santé, sur les comités d'entreprise et contre les discriminations.

Surtout, je dirais qu'être européen, c'est une volonté, une ambition, un idéal, que messieurs Sarkozy et Bertrand n'ont pas, eux qui se soumettent manifestement à l'existant et ne font rien pour le faire évoluer. En tout cas, je les vois se résigner et se satisfaire que les questions sociales se traitent au niveau national, avec la contradiction qui est la leur de vanter le "meilleur système de protection sociale d'Europe" et en même temps de l'accuser de tous les maux et de le démanteler. Autre contradiction, celle du ministre du Travail qui invitait il y a quelques jours ses homologues européens à Chantilly. Mais pour leur dire quoi, puisqu'il ne croit pas en "l'Europe sociale", puisque selon lui cette entité n'existe pas? Pour que l'Europe parle aux travailleurs, a expliqué Bertrand. Mais leur parler de quoi?

Pourtant, cette Europe sociale, qui est encore une ébauche, qui reste à construire, elle est plus que nécessaire, c'est elle qui réconciliera les peuples avec l'idée européenne. John Monks, secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats, le proclame: "Nicolas Sarkozy se trompe, la France n'est pas une île, elle est ouverte aux 26 autres pays, avec de plus en plus de migration, de mobilité; pour cette raison, il faut des règles sociales européennes." N'en déplaise à messieurs Sarkozy et Bertrand.

Certains camarades socialistes ne sont hélas pas en reste dans l'euro-scepticisme. Ils brandissent l'Europe sociale comme une incantation qui ne vise pas à la construire mais à déconstruire ce qui existe. Philippe Val l'écrit fort bien, avec cette hauteur de vue qui caractérise ses propos:

"Tout se passe comme si la mort de l'Europe était une tragédie en trois actes, sauf que le troisième acte n'est pas encore terminé. Premier acte, la guerre de 14-18, deuxième acte, la guerre de 39-45, début du troisième acte, l'enterrement, par la France, du traité constitutionnel et ses réactions en chaîne."

Parmi les fossoyeurs, il y avait des socialistes, mélangés sans vergogne avec ce qu'il y a de plus anti-européens, souverainistes, nationalistes et extrémistes des deux bords. Le fond du problème est le suivant: il ne sert à rien de crier "l'Europe sociale, l'Europe sociale, l'Europe sociale" si on ne veut pas, en même temps, l'Europe politique, ce que le traité rendait possible, ce qui a été dramatiquement refusé. Car le social n'existe pas tout seul, en apesanteur, il découle du politique. Tant que l'Europe n'aura pas les instruments politiques adéquats, elle n'aura pas de véritable politique sociale. C'est le politique qui commande tout, comme l'écrit magnifiquement Philippe Val:

"Il n'y aura jamais d'Europe sociale tant qu'il n'y aura pas d'Europe politique. Le social, ça découle d'une volonté politique, et non le contraire. Il n'y aura plus jamais de progrès social en Europe, dans aucun pays, tant qu'il n'existera pas une Europe politique. D'abord une Europe politique avec des institutions démocratiques qui permettent d'élire des majorités portant des projets sociaux, ensuite l'instauration d'un rapport de force crédible avec le reste du monde pour négocier les conditions nécessaires à ce progrès social. C'est l'ordre des choses."

Pour l'instant, à droite et parfois à gauche, l'ordre des choses a hélas laissé place aux désordres des convictions.


Bonne fin d'après-midi.