La prochaine guerre.

Bonjour à toutes et à tous.

Comme je vous l'avais annoncé hier, je suis allé à la bibliothèque municipale pour chercher un roman de Marc Dugain, après l'enthousiasme de "La malédiction d'Edgar". J'ai trouvé un seul roman de lui, son premier, paru en 1998, qui a reçu plusieurs prix littéraires: "La Chambre des officiers", publié chez Lattès. Eh bien, commencé dans l'après-midi, je l'ai terminé ce matin, avec le même enthousiasme que la première lecture (il faut préciser qu'il ne fait que 172 pages). J'ai retrouvé le même plaisir d'écriture, sans la froideur et la maîtrise qui faisaient l'élégance de "La malédiction d'Edgar", j'ai retrouvé aussi un thème politique, car Dugain ne fait pas dans le psychologique: après le pouvoir, c'est la guerre qui est ici objet de méditation.

Cette guerre, c'est celle de 1914-1918, mais pas vue côté tranchées et champs de bataille. Dugain nous entraîne dans la "chambre des officiers", c'est-à-dire la pièce de l'hôpital où sont soignés les gradés défigurés. De la "grande guerre", on retient généralement les bras ou les jambes coupés, les mutilés, et on oublie le plus atroce, les défigurés, qui ont donné la fameuse expression "gueules cassées". Leurs familles ne les reconnaissaient pas, ils n'avaient plus rien d'humains (pour Emmanuel Lévinas, le visage est par excellence signe d'humanité). Plus et pire que des infirmes, ils étaient devenus des monstres. Ce n'est pas qu'ils portaient l'horreur de la guerre sur leur visage: ils n'avaient plus de visage, seulement une tête informe, de la chair en bouillie que des greffes tentaient vainement d'humaniser.

Il y a exactement une semaine, je dissertais avec d'autres dans la Caverne du Dragon, sur le Chemin des Dames, autour du thème: la guerre peut-elle être juste? Oui, sans doute. Mais la plus juste des guerres sera néanmoins, toujours, une opération inhumaine, une régression barbare. Le roman de Dugain nous le rappelle, à travers la réalité et la métaphore d'une tête d'homme sans visage humain (on pense aussi au film "Johnny got his gun", où là, c'est le corps entier qui est nié). Et je me dis aussi que la pensée politique contemporaine a exclu la guerre de ses réflexions, parce que l'Europe vit en paix depuis 60 ans. Grave erreur philosophique: l'humanité s'est toujours battue, on peut supposer et déplorer que le phénomène destructeur se reproduise. Quel homme politique aurait l'audace d'inscrire la prochaine guerre, forcément nucléaire, dans le fil de ses pensées? Ce serait pourtant un grand homme et un grand politique ...

N'y voyez pas fatalisme de ma part, encore moins pessimisme ou découragement. C'est le contraire. Il faut penser et prévoir le pire afin que jamais il n'arrive. Car il y a au moins une formule politique autour de laquelle nous pourrions tous, humanistes et rationalistes, nous accorder: plus jamais la guerre, plus jamais d'hommes sans visage. La seconde guerre mondiale a été rendue possible notamment parce que la première avait été considérée comme "la der des ders". C'est en croyant la guerre impossible qu'on la favorise, c'est en l'estimant possible qu'on la dissuade.

"La Chambre des officiers" est un beau roman réaliste qui invite, mais oui, à l'optimisme. Je vous raconte la fin. Des "gueules cassées" rencontrent, en 1946, des estropiés de la dernière guerre. Alors ils se disent, et c'est l'ultime phrase du roman: "On va leur apprendre la gaieté". Que cette formule soit la vôtre, la nôtre, à nous dont le visage est intact, pour ce week-end, pour après et pour toujours.


Bonne matinée.