L'Aisne avec DSK

05 novembre 2007

Sexual-démocratie.

Bonsoir à toutes et à tous.

Il y a neuf ans, quand j'avais lu "Les particules élémentaires" de Michel Houellebecq, j'avais été très enthousiaste. Depuis, Houellebecq a subi le sort de BHL: le succès l'a desservi. C'est ainsi en France: popularité, médiatisation et réussite sociale vous rendent suspects. Je ne sais pas si Houellebecq est un grand écrivain et je m'en moque. Ce que je sais parce que je le sens quand je le lis, c'est qu'il a un style et que ses romans me font réfléchir. J'ai relu cet été Les Particules, mon enthousiasme est intact, je veux ce soir vous en parler.

A plusieurs reprises (pp. 220, 269, 275 notamment), Houebellecq introduit la notion de "sexualité social-démocrate", que je n'avais pas particulièrement remarquée à la première lecture, en 1998. Il faut dire qu'à l'époque, je n'étais pas encore strauss-kahnien parce qu'on ne parlait pas de strauss-kahniens, ma conscience sociale-démocrate était présente mais latente, donc je n'avais pas repéré cette curieuse notion qui intéressera, j'en suis sûr, mes lecteurs sociaux-démocrates, mais aussi tous les autres. Quelle est donc cette "sexualité social-démocrate" évoquée par Houellebecq? Il la décrit page 275 (pagination des éditions Flammarion):

"L'après-midi s'avançait, on parlait vacances, on était un peu pétés; en général on était à quatre ou cinq couples d'enseignants. La femme de Guilmard était infirmière, elle avait la réputation d'être une supersalope; de fait, quand elle s'asseyait sur la pelouse, on voyait qu'elle n'avait rien sous sa jupe. Ils passaient leurs vacances au Cap d'Agde, dans le secteur naturiste. Je crois aussi qu'ils allaient dans un sauna pour couples, place Bossuet - enfin c'est ce que j'ai entendu dire. Je n'ai jamais osé en parler à Anne mais je les trouvais sympas, ils avaient un côté social-démocrate - pas du tout comme les hippies qui traînaient autour de notre mère dans les années 70. Guilmard était un bon prof, il n'hésitait jamais à rester après la fin des cours pour aider un élève en difficulté. Il donnait pour les handicapés, aussi, je crois." [C'est moi qui souligne en gras]

Ce texte est bien sûr littéraire, mais ce que je veux exploiter, c'est sa dimension politique. Qu'il y ait un lien entre sexe et politique, c'est évident (relisez mon récent billet "La malédiction d'Edgar"). Qu'il y ait dans cet extrait une part de fantasmes proprement masculins, c'est certain (le narrateur n'est pas entièrement sûr de ses informations). Mais ce que je cherche à comprendre, c'est ce "côté social-démocrate". Je vous livre quelques interprétations:

- Le milieu sociologique est typiquement social-démocrate, classe moyenne, professions à visée sociale: enseignants, infirmière, la base du Parti socialiste en France, l'électeur ou le sympathisant type (chez Denys Arcand, nous avions une classe moyenne supérieure, les professeurs d'université, également social-démocrate).

- Ce milieu est relativement détaché de l'argent, du gain, il pratique la solidarité, vertu social-démocrate (lui ne se contente pas d'être un fonctionnaire protégé, c'est "un bon prof", il aide les élèves en difficulté quand il pourrait fort bien rentrer chez lui, il verse pour les handicapés).

- Leur sexualité est tolérante, non bourgeoise, en quelque sorte (là aussi) solidaire, et d'une certaine façon communiste: naturisme, échangisme, sexualité collective. Le Cap d'Agde est La Mecque de la sexualité social-démocrate (Houellebecq y revient à plusieurs reprises): là bas, la sexualité est libre, égalitaire et, pour ainsi dire, fraternelle. Liberté-égalité-fraternité ne figurent pas qu'au fronton de nos mairies et de nos écoles mais à l'entrée des plages naturistes, échangistes et sexuellement collectivistes du Cap D'Agde. Pas de séduction discriminante (par le physique, la personnalité, le langage), pas de violence ni de contrainte (y compris psychologique): c'est le lieu de l'émancipation sexuelle de l'individu (c'est Houellebecq qui raconte, je n'y suis jamais allé, j'ai horreur des plages, mais ...).

- Pour comprendre ce passage des Particules et en tirer tout son intérêt politique, il faut savoir (le narrateur le dit) que cette "sexualité social-démocrate" est à l'opposé de la "libération sexuelle" telle qu'elle est vécue par les hippies (du moins ceux que l'auteur met en scène dans son roman). Car ces hippies restent fondamentalement des bourgeois (dans les social-démocraties nordiques, on distingue les partis ouvriers et les partis "bourgeois"), ils en ont le conformisme, le moralisme, l'arrogance. Certes, ils n'ont plus les mêmes valeurs que les bourgeois de Flaubert, mais leur sexualité "libérée" privilégie toujours les apparences (bronzage, musculation, minceur, beauté physique), elle s'impose comme une nouvelle forme de morale (celui qui ne s'y adonne pas est condamné comme "coincé"), elle est un signe de reconnaissance sociale. Après tout, la représentation du bourgeois partouzard est ancienne, la "libération sexuelle" des années 60 la réactualise et la modernise.

La social-démocratie a réalisé, en Suède et ailleurs, avec plus ou moins de succès, ce que Karl Marx appelait, au chapitre II du Manifeste du Parti communiste, "la communauté des femmes franche et officielle". Je vous cite intégralement le passage (Editions Nathan, page 51):

"Le mariage bourgeois est, en réalité, la communauté des femmes mariés. Tout au plus pourrait-on accuser les communistes de vouloir mettre à la place d'une communauté des femmes hypocrite et dissimulé, une autre qui serait franche et officielle. Il est évident, du reste, qu'avec l'abolition des rapports de production actuels, la communauté des femmes qui en dérive, c'est-à-dire la prostitution officielle [le mariage] et non officielle [les péripatéticiennes], disparaîtra."


Bonne soirée.