Ce monde est petit.

Bonjour à toutes et à tous.

Il y a quelques semaines, je discutais au téléphone avec un camarade strauss-kahnien, membre de notre Conseil national, qui m'appelait pour avoir des nouvelles de l'Aisne et me donner quelques infos sur DSK (c'était après son come back à la Mutualité). En cours de conversation, ce camarade m'apprend qu'il a vécu à Gauchy, tout près de Saint-Quentin, il y a une quinzaine d'années. Le monde est petit. Et il m'annonce qu'il a connu, à l'époque, toute une famille qui dominait le PS saint-quentinois. Je tends bien sûr l'oreille, il cherche très peu dans sa mémoire: la famille Wattiez! Le monde est décidément très petit.

Pourquoi je vous cite cette anecdote? Parce qu'en parcourant les pages du Courrier Picard de samedi, je suis tombé sur un article relatant une petite cérémonie présidée par ... Jacques Wattiez. C'est plutôt rare de voir Jacques dans la presse, puisqu'il s'est retiré de la politique active il y a une bonne dizaine d'années. Sa dernière intervention publique, c'était en fin 1998, en tant que conseiller municipal, pour protester contre l'alliance de Charles Baur (conseiller municipal de Pierre André) avec le Front national au Conseil régional. Je m'en souviens, je venais juste de m'installer à Saint-Quentin.

En lisant cet article, intitulé "Trente ans qu'ils défendent les valeurs de gauche", j'ai repensé à ce que m'avait dit mon camarade strauss-kahnien au téléphone sur le socialisme saint-quentinois de ces années-là: "clanique" et "ouvriériste". Fidélité à une famille, exaltation de la classe ouvrière. Pourquoi pas. Avec l'arrivée et l'élection d'Odette Grzegzulka en 1997, dans la filiation de Maurice Vatin et de Bernard Lebrun, les socialistes locaux ont fait alors le choix politique de tourner cette page, peut-être glorieuse (je n'en sais rien, je n'y étais pas) mais à nos yeux dépassée. Je suis encore aujourd'hui sur celle ligne-là, que j'ai portée de 1999 à 2003, en tant que secrétaire de section. Ma fidélité à moi, c'est celle-là. Aujourd'hui, à l'occasion des élections municipales, cette gauche ouvriériste resurgit, alors qu'on pouvait la croire disparue. Je veux vous en proposer ce matin une petite analyse.

Regroupée autour de Jacques Wattiez et de son Cercle Jean-Jaurès, qui fêtait jeudi dernier ses 30 ans d'existence, cette gauche est ouvriériste de trois façon:

1- Cet ouvriérisme est rhétorique. C'est un discours en boucle sur la classe ouvrière, sa condition, ses souffrances, ses vertus, mais sans perspective marxiste ou révolutionnaire. On est plus dans l'incantation, l'imprécation que dans l'analyse, le projet ou l'action politique. L'ouvriérisme, c'est tout ce qui reste quand le marxisme a disparu, une exhaltation lyrique qui frise parfois le comique tellement elle est décalée d'avec la réalité des ouvriers de notre époque. Car on peut être ouvriériste sans jamais rencontrer d'ouvrier ni l'être soi-même, comme les chrétiens ont la foi sans jamais avoir vu Dieu. L'ouvriérisme se fait une image souvent fausse parce qu'ancienne de la classe ouvrière. Il ignore par exemple qu'une partie s'est culturellement et matériellement émancipée, il ne prend pas en compte le fait que le monde des employés est tout autant sinon plus exploité que le monde des ouvriers.

2- Cet ouvriérisme est sentimental. Il ne croit pas vraiment à un débouché politique, il n'en présente en tout cas aucun. Le mot "ouvrier", c'est son saint sacrement, et peu importe la réalité qu'on lui donne puisqu'on n'est pas dans le réel mais dans le désir et parfois dans le fantasme. C'est pourquoi les "psycho-affectifs" se retrouvent dans cette tendance ouvriériste, surtout quand eux-mêmes ont à se faire pardonner de n'avoir pas été ouvriers. C'est pourquoi aussi le rapprochement avec l'extrême gauche ne les choque pas, car ils reconnaissent chez elle les mots magiques qui sont les leurs. Pas étonnant alors que Jacques Wattiez soit entouré, rue de Théligny, par les militants du Parti de Travailleurs, beaucoup plus proches de l'ouvriérisme que ne peut l'être la LCR (même si les lambertistes sont des cérébraux, et pas des affectifs).

3- Cet ouvriérisme est moral. C'est pourquoi il est difficile de le contrer. Il est du côté du bien puisqu'il est au côté de l'ouvrier. Je critique l'usage du mot "ouvrier"? Je considère que le prolétariat n'est plus ce qu'il était il y a 50 ans? J'estime que d'autres catégories sociales sont exploitées? Je suis donc du côté du mal, je suis un droitier, je méprise la classe ouvrière, je trahis le socialisme, et caetera. C'est une dialectique sommaire mais efficace, qui fonctionne à la culpabilisation, comme toute démarche morale.

Le poperénisme se distingue bien sûr de cet ouvriérisme marginal, mais il lui a redonné de la vigueur et un petit espace politique en l'intégrant sur sa liste. On peut dire qu'Yvonne Bou ou Céline ... Wattiez en sont les représentantes, tout comme Bernard Paillot à Gauchy. Et le fait que le cercle Jean-Jaurès exprime son "soutien total" à la liste de gauche, alors qu'il ne l'avait pas fait en 2001, est un signe qui ne trompe pas.

D'où vient, historiquement, l'ouvriérisme? Il faudrait remonter aux années 30, au courant socialiste animé par Marceau Pivert (en compagnie de trotskystes), à l'ancienne SFIO, à Guy Mollet dans les années 50. Wattiez a appartenu au CERES, mais le groupe chevénementiste ne regroupait pas, dans les années 60-70, que des intellos marxistes, puisqu'il puisait aussi dans l'héritage de la SFIO. Après la cruelle défaite de Jospin en 2002, il y a eu une résurgence ouvriériste au sein du PS, autour du nordiste Marc Dolez, dont le petit courant a alors connu un relatif succès.

Ce monde est petit, me direz-vous. Trop petit? Mais c'est à quelques-uns qu'on fait les victoires ou les défaites en politique. L'ouvriérisme me semble condamné par l'Histoire et surtout par la classe ouvrière, c'est un petit monde qui disparaît et qui, à Saint-Quentin, résiste encore.


Bonne fin de matinée.