Le fantôme de G. Marchais.

Je me souviens du slogan des maos français dans l'après 1968: "On a toujours raison de se révolter". Je me souviens aussi de l'ouvrage d'Albert Camus, "L'homme révolté". Etre de gauche, sentimentalement parlant, c'est être en colère, c'est se révolter. Révolution, émeute, rebellion, soulèvement, insurrection, peu importe le nom qu'on lui donne, l'homme de gauche est toujours du côté de l'homme qui se lève. L'espèce assise, couchée ou endormie n'est pas de gauche, l'être satisfait de lui, des autres, de la société, du monde, n'est pas de gauche. Quand quelqu'un souffre et crie, il faut être avec lui, crier avec lui: c'est ça la gauche!

C'est pourquoi la réaction de Jean-Luc Mélenchon à l'égard des Tibétains en révolte n'est pas de gauche, n'est pas digne de la gauche. Mais c'est une vieille histoire, une très vieille histoire que celle de la gauche radicale, donneuse de leçons, qui s'épouvanterait si elle se regardait dans le miroir. Cette "vraie" gauche, qui se présente comme telle, parfois avec morgue et arrogance, si on creuse un peu, juste un peu, se révèle pour ce qu'elle est, une fausse, très fausse gauche. Je vais vous conter une partie de cette histoire, si vous le voulez bien.

Tout commence il y a longtemps, lors de l'affaire Dreyfus, cet officier injustement condamné parce qu'il était juif. A cette époque, comme aujourd'hui, il y avait déjà une GGG, une gauche grande gueule. On n'appelait pas ses membres poperénistes, mélenchonistes, chevènementistes ou autres, mais guesdistes, du nom de leur leader, Jules Guesde. La gauche, "ma" gauche, la vraie gauche, celle de Zola, de Jaurès, a défendu Dreyfus, au nom des droits de l'homme, comme aujourd'hui je défends les Tibétains, au nom des mêmes droits.

Et que pensez-vous qu'a fait la gauche plus-à-gauche-que-moi-tu-meurs? Elle a laissé tomber Dreyfus, parce que c'était un bourgeois, parce que c'était un militaire, parce que c'était un individu. Bref, Dreyfus n'entrait pas dans ses schémas étroits, très étroits de pensée. Pour cette gauche radicale, il aurait fallu un ouvrier, un prolétaire, un exploité parmi d'autres exploités. Sinon, pas de révolte. Aujourd'hui, c'est le moine tibétain qui n'entre pas dans ses catégories mentales.

Dans les années 1970, Jules Guesde est remplacé avantageusement par un autre personnage, GGG lui aussi, leader du Parti communiste français, Georges Marchais, populiste, gueulard, dénonçant les socialistes comme des mous, des traîtres, j'arrête là, tout le monde connaît la chanson. Eh bien, qu'a fait Marchais lorsque l'armée soviétique a envahi l'Afghanistan, lorsque la résistance là-bas s'est organisée, comme à chaque fois qu'un pays est envahi par un autre pays? Marchais s'est attaqué non pas aux envahisseurs mais aux résistants afghans, s'en prenant comme Mélenchon le fait maintenant avec les Tibétains à leur "obscurantisme", à leur "archaïsme", à leur fanatisme religieux.

Et moi, à cette époque-là, j'étais favorable à ce qu'on arme la résistance, même si celle-ci était conduite par des moudjahidin, avec une prédilection pour sa partie la plus éclairée, les troupes du commandant Massoud. Et quand le socialiste Pierre Joxe, condamnant l'intervention soviétique, se faisait traiter de "paltoquet" par Georges Marchais, à la télévision, en direct de Moscou, je savais de quel côté était la "vraie" gauche: avec ceux qui résistent à l'oppression, même quand ils ont un Coran près de leur mitrailleuse.

Dans les années 80, nous avons assisté à une autre révolte, spectaculaire, impressionnante, qui a fait que pendant longtemps j'ai porté au revers de ma veste un petit badge, Solidarnosc. Là, c'était des ouvriers, des vrais, comme la gauche radicale les aime bien, du moins dans ses discours. Parce que la réalité n'est pas toujours conforme aux paroles. Ces ouvriers étaient polonais, pas musulmans, pas bouddhistes mais catholiques. Leur refuge, les églises, leur manifestation, les prières. Leur chef, Lech Walesa, évoquait Jean-Paul II, polonais lui aussi. Il portait sur lui, ostensiblement, un portrait de la Vierge.

Et contre quoi ces ouvriers se soulevaient-ils en masse? Contre un Etat ouvrier, le régime communiste de Pologne! Embêtant non, pour un laïque, pour un copain des communistes? Eh bien pas pour moi et heureusement pas pour la plus grande partie de la gauche française, qui a soutenu Solidarnosc. Mais Georges Marchais roulait de méchants yeux pour avertir que cette révolte menaçait l'équilibre de la planète et qu'une troisième guerre mondiale pouvait en surgir. Tiens, ce coup-là, Mélenchon pouvait aussi nous le faire à propos des Tibétains, la menace d'une grosse colère chinoise inquiétant la paix mondiale...

Puisque nous allons entrer bientôt dans l'anniversaire de Mai 1968, reprenons à notre compte le slogan, "On a toujours raison de se révolter", et adoptons aussi celui-ci, qui fait de toute révolte un acte universel dans lequel chacun peut se reconnaitre, s'identifier: "Nous sommes tous des juifs allemands", comme aujourd'hui "nous sommes tous des moines tibétains", n'en déplaise à Jean-Luc Mélenchon. Et savez-vous qui a suscité ce deuxième slogan? La réaction d'un homme politique qui avait traité Cohn-Bendit d'anarchiste "juif allemand". Cet homme à l'injure facile s'appelait... Georges Marchais. Son fantôme est encore parmi nous.


Bonne fin d'après-midi.