La défaite d'Aristote.
A la suite de mon billet de ce matin, je voudrais préciser que le pour-contre est une tendance lourde de notre époque, dont Olivier et Pascale Mugler ne sont que les épiphénomènes. De quand date cette étrange défaite d'Aristote, qui fait qu'un discours peut énoncer une chose et son contraire sans se sentir gêné, le vivant au contraire avec jubilation? De Mai 68! Car ce n'est pas essentiellement la femme, le sexe, les moeurs ou les minorités qui ont été libérés à ce moment-là, c'est plus généralement la parole. Le miracle de Mai, les témoins et les acteurs l'attestent, ce sont des gens qui ne se connaissent pas, n'ont pas nécessairement quelque chose à dire et qui décident de parler à n'en plus finir. Le plus significatif de Mai, ce ne sont pas les barricades, ce sont les forums et assemblées générales.
Avant, la parole était close, interdite, surdéterminée, muette, tout sauf libre. Les enfants ne parlaient pas à table, les parents ne se parlaient pas entre eux, les élèves écoutaient en silence leurs maîtres, les salariés et les patrons ne dialoguaient pas, les syndicats ne négociaient pas, les citoyens votaient en se taisant, les consommateurs achetaient et partaient, les usagers se soumettaient sans protester aux règles des services publics,... J'arrête là, je pourrais prolonger la liste. Parler, à l'école, dans l'entreprise ou ailleurs, c'était répéter, sans s'interroger. C'était ainsi.
Pourquoi? Parce que prendre la parole, encore aujourd'hui, n'est pas évident. Ce sont les puissants, les éduqués qui possédaient et maîtrisaient la parole. Mais aussi parce qu'avant 1968, la parole était sous la domination de l'écrit. On parlait comme on écrivait. Ecoutez Jacques Duclos, le leader communiste: cet ancien ouvrier-pâtissier s'exprimait exceptionnellement bien, comme la plupart des hommes politiques de ce temps-là. Leur parole était littéraire, lyrique, construite, belle. La rhétorique régnait et, du coup, excluait le peuple de la prise difficile de parole.
Aujourd'hui, tout ça a disparu, la rhétorique n'est plus de mise, ses codes et ses carcans ont explosé, la parole s'est libérée. Nicolas Sarkozy parle comme tout le monde et en est très fier. Je ne vois plus guère que mon camarade Montebourg pour "faire des phrases" et jouer de l'éloquence, ce qui tombe à plat, semble totalement décalé, un tantinet prétentieux et ridicule, comme peut l'être un vieil enregistrement d'un discours radiophonique de Léon Blum. Avant, on parlait comme on écrivait. Aujourd'hui, on écrit comme on parle: c'est le triomphe absolu de la parole, qui a renversé et inversé la situation, c'est elle désormais qui conditionne l'écrit. Regardez l'internet, lisez les commentaires, c'est de la parole écrite!
La conséquence de cette révolution de la parole, c'est que la règle de non contradiction elle aussi a explosé. Une chose et son contraire peuvent être simultanément soutenus sans choquer, avec un immense plaisir. Aristote n'a plus qu'à aller se rhabiller. Trois événements politiques contemporains, que j'ai vécus de près, ont généralisé ce plaisir de la contradiction:
a- 2002, la campagne présidentielle de Jospin. Que nous reprochait, souvent violemment, les électeurs de gauche? De ne pas être suffisamment de gauche, pas assez socialistes, accusant le PS d'être la copie conforme de la droite. Soit, pourquoi pas, l'extrême gauche dit depuis 70 ans exactement la même chose. Mais quand vous creusiez le discours, sur quoi tombait-on invariablement? Sur la critique qui nous était faite de trop aider les pauvres, en leur donnant RMI, CMU et autres allocations. Bref, une bonne partie de nos électeurs nous reprochaient à la fois de ne pas être assez socialistes (droite-gauche, c'est pareil!) et d'être trop socialistes (l'aide aux plus défavorisés).
b- 2005, le référendum sur la Constitution européenne. A partir d'un texte qui a été littéralement dépecé, la parole a pris sa revanche sur l'écrit dans une ambiance d'hystérie collective, avec mise à mort du texte en question, le Traité constitutionnel européen. On pouvait alors se prétendre à la fois anti-européen et européen! Je ne parle pas de ceux qui, à l'extrême gauche, ont toujours revendiqué une "autre Europe" et sont donc restés fidèles à eux-mêmes. Je parle de ces socialistes, qui après avoir été anti-socialistes, anti-Jospin en 2002, se sont payés le luxe d'être anti-européens en 2005, alors que l'Europe a toujours été un idéal du Parti socialiste, même dans sa phase la plus radicale, celle des années 70.
c- 2007, la campagne des présidentielles. La nouveauté, c'est le triomphe de la parole "concrète". Pendant les débats télévisés ou les réunions publiques, l'étonnant, c'est que les questions posées (puisqu'aujourd'hui, les spectateurs ne se contentent plus d'écouter, on les laisse poser des questions, tout s'organise autour d'eux et non plus vraiment autour des candidats) étaient purement personnelles, individuelles (ce qu'on appelle faussement le "concret", toute réponse politique, générale, collective étant considéré comme "flou", "abstraite", et à ce titre discrédité). Bref, l'électeur se permettait de poser une question personnelle sur un sujet politique, exigeant une réponse individuelle de candidats dont la mission est d'apporter des solutions collectives!
Pour terminer et confirmer le phénomène que j'ai tenté de vous décrire, je vous citerai l'exemple des 35 heures et des réactions qu'elles ont suscitées: critique fréquente et parfois virulente des 35 heures mais attachement aux congés RTT. Qui n'a pas entendu autour de lui, au détour d'une conversation, ce genre de propos contradictoire proféré... sans nul contradiction!
Résumons-nous: pour-contre le socialisme, pour-contre l'Europe, pour-contre le politique, pour-contre les 35 heures. Olivier et Pascale, que je ne connais pas, ne vous inquiétez pas: votre pour-contre l'éolien est dans l'ordre actuel des choses. Mais moi je m'inquiète parce que j'aime Aristote!
Bonne fin d'après-midi,
aristotélicienne bien sûr.
Avant, la parole était close, interdite, surdéterminée, muette, tout sauf libre. Les enfants ne parlaient pas à table, les parents ne se parlaient pas entre eux, les élèves écoutaient en silence leurs maîtres, les salariés et les patrons ne dialoguaient pas, les syndicats ne négociaient pas, les citoyens votaient en se taisant, les consommateurs achetaient et partaient, les usagers se soumettaient sans protester aux règles des services publics,... J'arrête là, je pourrais prolonger la liste. Parler, à l'école, dans l'entreprise ou ailleurs, c'était répéter, sans s'interroger. C'était ainsi.
Pourquoi? Parce que prendre la parole, encore aujourd'hui, n'est pas évident. Ce sont les puissants, les éduqués qui possédaient et maîtrisaient la parole. Mais aussi parce qu'avant 1968, la parole était sous la domination de l'écrit. On parlait comme on écrivait. Ecoutez Jacques Duclos, le leader communiste: cet ancien ouvrier-pâtissier s'exprimait exceptionnellement bien, comme la plupart des hommes politiques de ce temps-là. Leur parole était littéraire, lyrique, construite, belle. La rhétorique régnait et, du coup, excluait le peuple de la prise difficile de parole.
Aujourd'hui, tout ça a disparu, la rhétorique n'est plus de mise, ses codes et ses carcans ont explosé, la parole s'est libérée. Nicolas Sarkozy parle comme tout le monde et en est très fier. Je ne vois plus guère que mon camarade Montebourg pour "faire des phrases" et jouer de l'éloquence, ce qui tombe à plat, semble totalement décalé, un tantinet prétentieux et ridicule, comme peut l'être un vieil enregistrement d'un discours radiophonique de Léon Blum. Avant, on parlait comme on écrivait. Aujourd'hui, on écrit comme on parle: c'est le triomphe absolu de la parole, qui a renversé et inversé la situation, c'est elle désormais qui conditionne l'écrit. Regardez l'internet, lisez les commentaires, c'est de la parole écrite!
La conséquence de cette révolution de la parole, c'est que la règle de non contradiction elle aussi a explosé. Une chose et son contraire peuvent être simultanément soutenus sans choquer, avec un immense plaisir. Aristote n'a plus qu'à aller se rhabiller. Trois événements politiques contemporains, que j'ai vécus de près, ont généralisé ce plaisir de la contradiction:
a- 2002, la campagne présidentielle de Jospin. Que nous reprochait, souvent violemment, les électeurs de gauche? De ne pas être suffisamment de gauche, pas assez socialistes, accusant le PS d'être la copie conforme de la droite. Soit, pourquoi pas, l'extrême gauche dit depuis 70 ans exactement la même chose. Mais quand vous creusiez le discours, sur quoi tombait-on invariablement? Sur la critique qui nous était faite de trop aider les pauvres, en leur donnant RMI, CMU et autres allocations. Bref, une bonne partie de nos électeurs nous reprochaient à la fois de ne pas être assez socialistes (droite-gauche, c'est pareil!) et d'être trop socialistes (l'aide aux plus défavorisés).
b- 2005, le référendum sur la Constitution européenne. A partir d'un texte qui a été littéralement dépecé, la parole a pris sa revanche sur l'écrit dans une ambiance d'hystérie collective, avec mise à mort du texte en question, le Traité constitutionnel européen. On pouvait alors se prétendre à la fois anti-européen et européen! Je ne parle pas de ceux qui, à l'extrême gauche, ont toujours revendiqué une "autre Europe" et sont donc restés fidèles à eux-mêmes. Je parle de ces socialistes, qui après avoir été anti-socialistes, anti-Jospin en 2002, se sont payés le luxe d'être anti-européens en 2005, alors que l'Europe a toujours été un idéal du Parti socialiste, même dans sa phase la plus radicale, celle des années 70.
c- 2007, la campagne des présidentielles. La nouveauté, c'est le triomphe de la parole "concrète". Pendant les débats télévisés ou les réunions publiques, l'étonnant, c'est que les questions posées (puisqu'aujourd'hui, les spectateurs ne se contentent plus d'écouter, on les laisse poser des questions, tout s'organise autour d'eux et non plus vraiment autour des candidats) étaient purement personnelles, individuelles (ce qu'on appelle faussement le "concret", toute réponse politique, générale, collective étant considéré comme "flou", "abstraite", et à ce titre discrédité). Bref, l'électeur se permettait de poser une question personnelle sur un sujet politique, exigeant une réponse individuelle de candidats dont la mission est d'apporter des solutions collectives!
Pour terminer et confirmer le phénomène que j'ai tenté de vous décrire, je vous citerai l'exemple des 35 heures et des réactions qu'elles ont suscitées: critique fréquente et parfois virulente des 35 heures mais attachement aux congés RTT. Qui n'a pas entendu autour de lui, au détour d'une conversation, ce genre de propos contradictoire proféré... sans nul contradiction!
Résumons-nous: pour-contre le socialisme, pour-contre l'Europe, pour-contre le politique, pour-contre les 35 heures. Olivier et Pascale, que je ne connais pas, ne vous inquiétez pas: votre pour-contre l'éolien est dans l'ordre actuel des choses. Mais moi je m'inquiète parce que j'aime Aristote!
Bonne fin d'après-midi,
aristotélicienne bien sûr.
1 Comments:
Le couvercle a en partie sauté, laissant s'échapper la surpression, mais même simple et directe, la structure signifiée du langage, qu'il soit écrit ou parlé doit être présent. Le discours doit faire sens. Que l'on ait simultanément une dualité de discours, et dans ton exemple l'un se revendiquant écologiste, l'autre voulant bien que les centrales nucléaires soient construites dans la cour du voisin, et défaut visuel des éoliennes, de même, indique juste une apparente contradiction. Il existe des aérogénérateurs de taille modeste, implantables chez tous. Ce qu'on accepte chez soi, on ne peut le refuser au voisin. Avantages et défauts sont détaillés sur la page:
http://jeanpierre.becker.free.fr/AeroVoile/index.html
Voir en particulier l'étude australienne:
http://jeanpierre.becker.free.fr/AeroVoile/aeroPages/sites.html
et un autre exemple en France:
http://www.dailymotion.com/video/x3cl8o_eolienne-dans-la-vienne_business
By jpbb, at 7:41 PM
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