L'Aisne avec DSK

16 août 2008

La guerre des voisins.

Bonjour à toutes et à tous.

Cette nuit, vers une heure du matin, devant la télévision et TF1, je suis tombé par inadvertance sur l'émission de Julien Courbet, Sans aucun doute (quel titre!), consacrée à "La guerre des voisins". Ce titre au moins n'est pas trompeur: engueulades, insultes, menaces physiques, plusieurs cas ont été longuement exposés, j'ai presque envie de dire: exhibés. Je n'ai pas tenu plus de quelques minutes devant cet étalage peu ragoûtant, mais cela m'a suffit pour me conduire à quelques réflexions:

Voir des gens se crier dessus, c'est complétement inintéressant, à la limite rebutant. C'est le plus bas degré de la télé-réalité. On nous montre des scènes hélas quotidiennes, sans surprises, ou alors fort désagréables, dont on se passerait bien. Des émissions genre Loft Story, dans leur artifice même, sorte d'expérimentations en studio, sont étranges et curieuses, avec une attente de l'inattendu, si j'ose dire. Mais dans "La guerre des voisins", tout est attendu, aucun rebondissement n'est possible tellement on est dans l'ordinaire le plus plat, celui de la banale engueulade, à peine pittoresque. Pourtant, le succès est là, avec son mystère: qu'est-ce qui plaît à voir des gens se foutre sur la gueule?

Ma deuxième surprise est d'ordre moral: la dispute entre voisins, c'est le comble, le pire de l'incivilité, puisque la civilité commence avec les proches, en l'occurrence les voisins. Entente cordiale, solidarité élémentaire, courtoisie basique, c'est ce qui fait le "bon voisinage". Aimer son prochain, c'est d'abord aimer son voisin (du moins dans l'idéal...). La complaisance de TF1 à nous montrer des contre-exemples de civilité est suspecte, pour ne pas dire condamnable. Quelle image donne-t-on ainsi de notre société, quel modèle offre-t-on à notre jeunesse? Chacun sait la puissance du mimétisme. Le label "Vu à la télé" est un bon de commande, une autorisation d'agir, un encouragement à mal se comporter.

Et je suis d'autant plus surpris que cette émission, Sans aucun doute (qui crée pourtant en moi de nombreux doutes), se réclame de la justice, que son animateur, Courbet, pose en Zorro du PAF. Où est la justice dans "La guerre des voisins"? Sans doute dans la volonté de régler le conflit, d'y mettre un terme. Pourquoi alors s'appesantir sur la "guerre" en elle-même, sans utilité apparente, pourquoi ne pas évoquer directement la solution au lieu de s'attarder sur le problème, comme si celui-ci était finalement plus important que celle-là? Drôle de justice, drôle de Zorro...

J'allais en rester à cette approche négative, quand une réflexion approfondie m'a conduit dans une direction un peu plus positive. A bien y regarder, la "guerre des voisins" est une "drôle de guerre", de même qu'on qualifiait ainsi les premiers mois de la guerre 1939-1940. Certes, le conflit est réel, autant que ses gueulantes. Mais ces voisins qui s'affrontent devant les caméras, ne sont-ils pas là pour faire la comédie, comme on dit d'un enfant colérique qu'il "fait sa comédie"?

Ces acteurs du conflit de voisinage le sont aussi au sens cinématographique et théâtral. Les comportements n'ont plus la même nature selon qu'ils sont cantonnés strictement à la sphère privée ou sous les regards de millions de spectateurs. Dans ce dernier cas, il y a une prise de distance avec soi-même quand l'on sait qu'une tierce personne, les téléspectateurs, sont en quelque sorte les juges du conflit. Tout cela serait donc moins sérieux, moins grave qu'il n'y paraît, une sorte de tragi-comédie plus qu'un véritable drame de la vie quotidienne. Pour tout dire, un jeu.

Et puis, ce que nous donne à voir la télévision n'est pas à proprement parler un documentaire mais, au sens précis, une mise en scène, un spectacle: les voisins "font des histoires" et TF1 s'en sert pour monter toute une histoire. Les protagonistes sont plus que ça: ce sont des personnages, parfois des caricatures involontaires (ou pas?) d'eux-mêmes. Ce ne sont pas des individus pris au hasard dans n'importe quelle querelle de clocher. Il y a du casting là-dessous, c'est visible. La preuve: quels sentiments nous viennent à l'esprit quand on regarde le petit écran? Nullement la pitié, la souffrance ou la crainte, aucun sentiment douloureux, comme pourtant nous devrions les ressentir devant le malheur d'un conflit entre des êtres humains.

Non, ce qui nous vient, c'est l'envie de sourire, et même de rire. On ne tremble pas, on pouffe, sans avoir d'ailleurs mauvaise conscience, parce qu'on sent que ces coups de gueule, ces gesticulations sont au fond dérisoires. Allons plus loin: TF1 fait oeuvre morale (ce n'est pourtant pas sa spécialité principale) en tournant en ridicule des disputailleries qui le méritent bien et qui ne méritent que ça. L'incivilité est ainsi stigmatisée, plus efficacement que n'importe quel cours d'instruction civique.

Ces conflits de voisinage, souvent sophistiqués dans leur imbécillité, portent un nom plus moderne, dans un environnement plus contemporain, moins traditionnel ("La guerre des voisins" a souvent pour cadre les zones pavillonnaires ou le milieu rural, une dimension "France profonde" qui renforce l'effet comique): c'est ce qu'on appelle, chez les jeunes des grandes banlieues déshéritées (curieusement appelées "cités" alors qu'elles n'ont rien à voir avec la ville grecque de l'Antiquité), "l'embrouille". Un ouvrage de sociologie, paru en 1997, "Coeur de banlieue", par David Lepoutre, décrit excellemment ce phénomène, qu'il ne faut pas réduire à un incident ou à un accident dans les relations humaines, mais au contraire une ritualisation de celles-ci, aussi surprenant qu'il puisse paraître.

Pourquoi? Parce que "l'embrouille" rapproche des individus qui, sans elle, resteraient séparés, éloignés ou indifférents les une aux autres. La dispute violente ne détruit pas le lien social, comme on pourrait le croire, elle le construit. On se rapproche en s'affrontant. De fait, les mots, les gestes, les comportements, les allers et venues, les origines du conflits et son dénouement, tout cela semble relever d'un répertoire, presque d'une liturgie. Ce qui est évident, c'est le plaisir qu'y prennent les protagonistes, en banlieue comme en campagne. L'embrouille, c'est comme la médisance: tout le monde condamne, tout le monde pratique, avec jubilation.

Cet exercice de l'embrouille, socialement nécessaire, psychologiquement jouissif, n'est cependant pas universel. Regardez l'émission de Julien Courbet: quels sont, en règle générale, les milieux qui sont concernés? Les classes populaires, au sens très large. Vous n'y verrez pas des avocats, des chirurgiens, des banquiers, des professeurs s'y engueuler. Non pas que le milieu bourgeois connaisse une harmonie qui serait étrangère au milieu populaire. Au contraire, la lutte des classes, la compétition professionnelle, la rivalité des ambitions y sont exacerbées, beaucoup plus fortement que dans les catégories populaires. Mais les conflits y sont réglés autrement. Leur traitement est d'autant plus discret et maîtrisé (parce que de gros intérêts sont en jeu) que leur réalité est forte et violente. Pas question alors d'en faire un rituel ou une comédie! Dans la bourgeoisie, le conflit est quelque chose de trop sérieux pour en faire un jeu.

"La guerre des voisins", en stigmatisant ainsi les milieux populaires, en laissant croire que leur existence est par essence conflictuel, en nous invitant à sourire de leurs mésaventures, en oubliant que la bourgeoisie n'est pas exempte (mais sous une toute autre forme) de ce travers, établit une discrimination qui me met mal à l'aise et qui me fait penser au succès ambigü du film "Le dîner de con", où des bourgeois bon teint, auquels nous aimerions tous ressembler, se moquent de Pignon, symbole des classes populaires (il construit une Tour Eiffel en allumettes). Ce à quoi Julien Courbet nous invite, c'est à devenir tous bourgeois!

N'oublions pas non plus cette donnée psychologique: l'embrouille comme le commérage viennent remplir un peu le vide d'une existence, lorsqu'il ne se passe rien. C'est une conséquence plus qu'une cause. Le bourgeois n'a pas besoin de cela, il a autre chose à faire, il existe et s'impose différemment. Mais la petite bourgoisie n'est pas non plus protégée des délices de l'embrouille: quand je vois les bagarres de chiffonniers en réunion de section socialiste, le plaisir à monter jusqu'au conflit, la fréquentation en hausse quand la castagne est prévisible, je me dis que les classes populaires n'ont pas le privilège de ce rite social qu'est l'engueulade généralisée.


Bonne matinée,
bien le bonjour à vos voisins.

3 Comments:

  • Si j'ajoute que ce julien courbet vient d'être recruté par france 2 (donc payé avec ta redevance) et qu'il animera la tranche 19-20h (le fameuxacces prime time!), je finis de t'achever?

    By Anonymous Anonyme, at 5:45 PM  

  • Un certain Nicolas Sarkozy ne se serait-il pas plaint de ce transfert? Faut-il sur ce point passer une "alliance objective" avec lui?

    By Blogger Emmanuel Mousset, at 7:37 PM  

  • Peut être...

    S'en plaindre surement en tout cas!

    By Anonymous Anonyme, at 12:31 AM  

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