Le fantasme du SDF.

Bonsoir à toutes et à tous.

Je ne suis pas un lecteur assidu de Psychologies magazine, mais le hasard m'a fait tomber sur un article intéressant, dans son numéro de mars (p. 145). Son titre: pourquoi avons-nous peur de devenir SDF? Son auteur: Isabelle Taubes.

Les fidèles de ce blog se souviennent qu'il y a un an environ j'avais consacré un billet sur une étonnante statistique: 50% des Français redoutaient de se retrouver à la rue. J'avais alors disserté sur la montée de l'irrationnel dans notre société. Car si on peut craindre pour son emploi, son pouvoir d'achat, de là à penser que l'état de SDF menace la moitié d'entre nous a quelque chose d'hallucinant. Pour ma part, j'imagine bien des malheurs s'abattre sur moi, mais pas celui là. C'est une peur sans raison valable, qui en dit long sur l'état de l'opinion.

Aujourd'hui, en pleine crise économique, c'est 60% des Français, selon Psychologies magazine, qui n'excluent pas l'ultime déchéance sociale. Ce fantasme, car c'en est un, est inquiétant pour ce qu'il relève de notre psychologie collective. Nous aurions tort, à gauche, de nous en réjouir: la peur est toujours mauvaise conseillère. Et puis, un petit délire n'est pas une prise de conscience. La peur de devenir SDF colle mal avec une lucidité de gauche, un projet progressiste. Il y a plusieurs raisons à cela, que je puise dans l'article de Taubes:

1- "S'imaginer SDF renvoie à une vision dépressive du futur de plus en plus répandue": quand la clochardisation, surtout fantasmée, s'empare des têtes, c'est qu'il n'y a plus d'espoir, plus d'avenir. Quel projet socialiste voulez-vous bâtir là-dessus? Aucun.

2- "La déprime ambiante "dé-courage": nous n'avons plus le coeur à agir, à nous battre, et le fantasme de se retrouver à la rue est l'aboutissement logique de ce manque d'envie". Être à gauche, être de gauche, c'est croire aux vertus de l'action, c'est refuser la fatalité. Si on croit que tout est fichu, on ne fait plus rien.

3- "L'une des principales causes de la grande peur de devenir SDF est sans rapport avec la réalité économique et sociale: elle réside dans cette fascination presque universelle pour le pire, la déchéance". L'esprit de gauche se laisse séduire par le meilleur, et pas fasciner par le pire.

4- "Se débarrasser de quelques mythes: celui du progrès en continu par exemple, ou du bonheur par la réussite matérielle". Oui, je crois que la gauche a ici un travail sur elle-même à mener. Croire au progrès est une chose, au coeur de la gauche, mais croire que ce progrès serait continu, sans soubresaut, recul, puis reprise, c'est une illusion, une erreur.

L'idée ressassée que l'avenir de nos enfants doit être meilleur que le nôtre puisque celui-ci était déjà meilleur que celui de nos parents est fort estimable, et par définition "progressiste", mais elle est récente, elle est apparue il y a une cinquantaine d'année, avec la fin de la Seconde guerre mondiale et les débuts de la société de consommation. Il faut absolument la relativiser, admettre le projet et la réalité d'un progrès global de l'humanité, sans croire cependant à un progrès linéaire et automatique.

Et puis, il nous faut admettre aussi, avec nos amis écologistes, que le bonheur et le progrès ne sont pas exclusivement matériels. Après tout, la société de consommation, appréciable à bien des égards, est une invention libérale et américaine, pas socialiste.

5- "Paradoxalement, les plus fragiles, les plus exposés au risque de devenir SDF - les malades mentaux, les êtres brisés, atteints d'une fêlure irréparable - n'ont pas peur". J'ajouterais que le fantasme du SDF est une manifestation du narcissisme contemporain: quand on craint pour soi, on ne pense plus guère aux autres.

Comment s'étonner que la société sarkozienne, qui a installé en nous le désir d'être riche, ait suscité consécutivement la peur d'être pauvre? A gauche, nous ne devons pas nous laisser gagner par ces fantasmes morbides.


Bonne soirée.