Babeuf aujourd'hui.
L'association des Amis de Gracchus Babeuf organisait hier, à Saint-Quentin (ville natale du révolutionnaire ! ), une intéressante exposition et conférence sur le fondateur de la "Conjuration des Egaux". L'homme, sa pensée, son action sont mal connus, à tort. Une cinquantaine de personnes avaient répondu à l'appel. C'est bien. L'association est présidée par Michel Aurigny, par ailleurs conseiller municipal du Parti Ouvrier Indépendant. L'héritage de Babeuf est revendiqué par ce courant (et plutôt délaissé par le reste de l'extrême gauche). La salle était donc très "politique", même si on retrouvait aussi les habitués des initiatives de la Municipalité, très éloignés de la gauche (cette expo et conférence-débat s'inscrivaient dans le 500ème anniversaire de l'Hôtel de Ville).
Jean-Marc Schiappa, chargé de la conférence, est un historien mais aussi un militant, et ça se sent, dès la troisième minute de son intervention, où il ironise sur François Furet, penseur de la Révolution "après son tennis". Stéphane Courtois est l'autre historien qui va faire les frais de la critique de Schiappa, des "clivages" qu'il introduit, selon une dialectique éprouvée. Pourquoi pas. On peut être historien et militant, ce n'est pas contradictoire. Mais il faut le savoir. Je sais ici où je mets les pieds, la suite ne m'étonne donc pas. Mais tout le monde est-il comme moi ?
Au plan historique, j'ai beaucoup appris de cette conférence, notamment les rapports entre Babeuf et Robespierre : Gracchus a rédigé un texte contre "l'incorruptible" et son "économie dirigée", mais son opposition ne durera qu'un mois. Il défendra ensuite le robespierrisme. C'est surtout, bien sûr, au plan politique que j'ai beaucoup à dire ... et à redire. Je n'adhère vraiment qu'au début de l'exposé et ses deux remarques :
1- Le babouvisme pose une question : pourquoi certains ont tout, pourquoi d'autres n'ont rien ? Je crois que cette interrogation est fondatrice de ce qu'on appelle la gauche, réformiste ou radicale. Etre de gauche, c'est d'abord se demander ce qui justifie les inégalités, sachant que la réponse est dans la question, et c'est le grand scandale du capitalisme mais aussi celui de toute société humaine : rien, absolument rien ne justifie que certains aient tout et que d'autres n'aient rien.
2- Le babouvisme, avec la Révolution française, démontrent que rien n'est sacré, intouchable, immuable, qu'il n'existe aucun ordre éternel des choses, du monde, de la société, que les hommes ont la capacité d'agir sur eux-mêmes et leur environnement. On appelle ça, hier comme aujourd'hui, la politique.
Voilà ce que je partage avec le babouvisme ... et le lambertisme. Après, nos chemins idéologiques se séparent. Babeuf veut "l'égalité absolue", qu'il oppose à l'égalité formelle, simplement juridique. Mais celle-ci, obtenue en 1789, maintenue aujourd'hui, est un formidable progrès de l'humanité. Quant à celle-là, je ne la comprends pas bien : "l'égalité absolue", c'est la satisfaction réelle des besoins. Mais à partir de quand les besoins sont-ils réellement satisfaits ? Schiappa a souvent parlé de "survie", pour une grande partie de l'humanité actuelle. Le besoin, ici, c'est donc la "vie", les besoins vitaux, élémentaires : alimentation, vêtement, habitat, éducation, protection. Ok.
Mais le problème avec les besoins, c'est qu'on sait où ils commencent, et on ne sait pas où ils s'arrêtent. Les régimes communistes, dont je ne doute pas qu'ils avaient satisfait un certain nombre de besoins matériels et moraux (je n'ai jamais été un anticommuniste primaire, ni même secondaire), ne se sont-ils pas effondrés parce qu'ils ne répondaient pas au besoin de liberté, qui tenaille les peuples lorsque les ventres sont à peu près remplis ?
Ma perplexité laisse place à mon inquiétude quand j'entends que "l'égalité absolue" s'obtient par un moyen que l'on connaît bien, à gauche, depuis deux siècles : l'abolition de la propriété privée. Là encore, pas de confusion, pas de caricature : Babeuf respecte la propriété personnelle de chacun. Son système ne peut que l'augmenter, et c'est le capitalisme qui la réduit (du moins le capitalisme du XIXème siècle). Là-dessus, Marx a écrit, dans son Manifeste, des pages éclairantes et définitives.
Non, ce que Babeuf veut supprimer, c'est la propriété privée des moyens de production, pour utiliser le langage marxiste. Bref, c'est un projet de collectivisation de l'économie. Là encore, pourquoi pas, c'est une belle et louable utopie. Le problème, qui n'est pas mineur et qui est tragique, c'est que cette expérience a été de multiples fois tentée au long du XXème siècle, qu'elle a à chaque fois échoué, qu'elle a même contredit le message d'émancipation de l'humanité dont elle était pourtant porteuse.
On peut bien sûr affirmer que ceci n'a rien à voir avec cela, que le communisme réel n'était pas réellement un communisme. Mais quand on est un tant soit peu marxiste, on croit aux logiques de l'histoire, à la vérité des événements, on sait bien que les "accidents" n'existent pas, qu'il y a au contraire une nécessité matérielle dans tout ce qui arrive au sein des sociétés. C'est ce qu'on appelle le matérialisme historique et scientifique, celui de Marx et Engel, une méthode d'analyse à laquelle j'adhère, mais que j'applique à tout processus historique, y compris à ces sociétés qui se sont appelées, pour des raisons qui n'étaient pas accidentelles ou superficielles, "communistes". Babeuf doit aussi être interrogé au regard de ces régimes qui ont sévi sur la planète, de Pékin à La Havane, de Moscou à Phnom Penh, en étant dans notre analyse aussi précis, factuel et rigoureux que peut l'être un lambertiste dans son étude du capitalisme.
Bonne soirée.