Les pendus de Calais.
Je voudrais vous parler, en ce dimanche soir, de la tragédie de Calais, quatre membres d'une même famille qui se sont pendus à leur domicile, sans raison apparente. J'en parle bien sûr avec la précaution qui s'impose. Les familles ont des secrets parfois terribles. Il faut que la police fasse son travail. Mais je veux vous en parler parce que ce tragique fait divers n'a pas quitté mon esprit de tout le week-end. Pas seulement parce qu'un mystère reste à éclaicir. Dans leur lette d'adieu (à qui et pourquoi dit-on adieu quand on met fin à ses jours?), il est écrit un énigmatique "on a trop déconné". Mais surtout parce qu'un fait divers de ce type, sauf explication particulière, est révélateur de l'état d'une société, pourvu qu'on s'efforce de le décrypter.
A la lecture des articles consacrés à ce suicide collectif, il apparait que cette famille était à la fois bien intégrée (dans la ville, les activités associatives, ...), propriétaire de leur maison, partant en vacances, et socialement fragilisée: le père avait été licencié, devenu pré-retraité, le fils était sans emploi après avoir échoué dans un projet d'entreprise, la fille était femme de ménage, la mère restait au foyer. Rien d'affligeant ou de déshonorant, rien non plus d'exaltant ni même de satisfaisant. Alors que s'est-il passé? Encore une fois, je n'en sais rien, j'attends d'éventuelles explications, des découvertes. Mais je ne peux m'empêcher d'avoir la réflexion suivante:
Notre société s'est donnée, lors de la campagne présidentielle, une valeur principale, centrale et quasi unique, la "valeur travail". L'éloge a été fait ostensiblement de "la France qui se lève tôt et qui travaille dure", une majorité politique et morale s'est constituée autour de cette idée. Ce choix s'est fait pour d'excellentes raisons, très vertueuses, celle qui sont liées à ce que représente le travail et que je partage, étant moi même quelqu'un qui aime travailler. Mais a-t-on songé que cette "valeur travail" n'est valable que pour ceux qui ont un travail et qui peuvent prouver leur valeur personnelle dans leur activité professionnelle? Ce n'est pas le cas pour tout le monde.
Il y a 1,9 million de chômeurs, qui n'ont pas encore ou a qui la société ne propose pas de travail.
Il y a tous ceux qui ont un travail médiocre, peu épanouissant, qu'ils n'ont pas choisi, dont ils ne peuvent pas sortir parce que c'est leur gagne-pain. A tous ceux-là, que peuvent bien signifier les slogans qui sont devenus depuis mai dernier les principes de notre société: "travailler plus pour gagner plus", la "valeur travail", la "France qui se lève tôt"? Ceux-là ne peuvent que se sentir exclus, dévalorisés, culpabilisés. Et quand le désespoir est grand, quand la détresse est forte, il n'y a plus que la mort pour s'en sortir. Il faudrait tout de même rappeler que le travail n'est pas une valeur en soi, qu'il n'est qu'un moyen, que les finalités d'une vie sont ailleurs: l'amitié, l'amour, le plaisir, le divertissement, etc.
Calais est dans ce nord voisin de la Picardie où j'habite. Calais ressemble à Saint-Quentin ma ville, une population ouvrière, un chômage très important. Cette région a été le berceau du monde industriel, il en est aujourd'hui son tombeau. Les mines ne sont plus que des souvenirs, la sidérurgie et le textile ont été détruits. Des villes traditionnellement communistes sont passées à droite. Le Front national fait de bons scores sur la misère des gens. Là, nous sommes au coeur de cette Europe qui a tant de mal à se construire et à se faire aimer. Tout proche, il y a cette Belgique, elle aussi en crise et marquée par une autre tragédie, la pédophilie. Nous sommes ici en terre de misère, dont la population se sent sacrifiée, comme elle l'a été pendant la première guerre mondiale qui s'est déroulée sur ces champs et ces collines. Le ciel est souvent gris, la pluie fréquente, la modernisation difficile, mal perçue. Il faut que les responsables politiques le sachent, en prennent conscience, fassent attention à ce qu'ils disent et proposent des solutions. Il faut que les socialistes soient à la hauteur de la situation, parce qu'ils sont dans cette région sur leurs terres de mission historiques. Il ne faudra pas oublier les pendus de Calais.
Bonne nuit.